Les Evangiles du XXeme siècle
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Le coup de "coutu"
    
Caïn Constrictor :
     (Le procès a lieu dans l'immense salle d'un tribunal où ne sont présents que le Juge, l'Accusé et deux gardes. Le juge siège dans on fauteuil, au centre du tribunal, il est vêtu de sa majestueuse robe rouge, l'Accusé est nu
- et véhément ! -, il se tient debout dans son box entre les deux gardes.)

     Le Juge.- Accusé ! Voudriez-vous décliner vos nom, prénom, profession, âge et qualité ?

     L'accusé. - Oui, monsieur le Juge ! nom : Constrictor, prénom : Caïn, profession : tueur, âge : quatre-vingt-trois ans, qualité : ébahi !

     Le Juge. - Accusé, nous vous écoutons : vous avez tué, dites-vous ? Nous sommes ici pour recueillir votre version des faits.

     L'Accusé. -Voilà, monsieur le Juge. voilà ! c'était il y a de longues années, je vivais alors dans un endroit de toute beauté, un vrai paradis ! Je passais le temps avec des copains, je n'avais pas le moindre souci, j'étais amoureux d'une créature charmante, elle et moi on faisait l'amour à longueur de journée, quand on ne faisait pas l'amour, on se rendait dans une forêt superbe, à quelques kilomètres de chez nous et on y faisait des pique-niques avec nos copains ! On vivait d'amour et d'eau fraîche, monsieur le Juge ! On ne savait même pas ce que voulaient dire des mots comme "travailler", "vieillir", "souffrir", et moins encore "tuer", c'est simple, monsieur le Juge, croyez-moi si vous le voulez, mais il n'y avait pas de mort là-bas, je vous l'ai dit : un vrai paradis !

     Le Juge. - Et c'est alors qu'il se produit dans votre existence une véritable catastrophe ? Accusé, que s'est-il passé alors ? Un drame familial ? Une crise de genèse  ?

     L'Accusé. - Ce qui s'est passé alors ? Franchement, je comprends mal, même à l'heure actuelle, ce qui s'est passé ! Il y eut une telle disproportion entre ce que j'ai réellement fait et le désastre que cela a entraîné, que j'aurais le plus grand mal à vous donner une explication complète ! Mais enfin, je vais essayer de vous faire comprendre ce que je crois moi-même avoir compris ! Tout ce que je peux dire, monsieur le Juge, c'est que, voilà : à un moment donné, j'ai cru - stupidement cru - ! qu'il pouvait y avoir plus que ce bonheur, qu'il pouvait y avoir mieux que cette perfection, et j'ai été aspiré par l'idée, par la pensée de ce "plus", de ce "mieux", vous comprenez ? Je me suis laissé séduire par une idée idiote, une idée que j'avais construite moi-même en me projetant dans la volonté, dans l'obsession, de ce "mieux" ! J'ai cru, pauvre imbécile que j'étais, que j'en obtiendrais l'agrandissement de ma personnalité, l'embellissement de l'endroit où je me tenais... Je me suis identifié à ce "mieux"... Je me suis mis à voir l'endroit magnifique où je vivais à travers ce prisme déformant, et ce qui s'est passé fut aussi affreux qu'imprévisible : au lieu d'agrandir mon moi, je l'ai abrogé ! Au lieu de transfigurer l'endroit où j'étais, je l'ai changé en un lieu horrible!... C'était incompréhensible, il n'y avait plus la moindre place pour moi ! Plus la moindre place pour qui que ce soit dans le nouvel endroit où je venais de ma précipiter moi-même !

     Le juge. - Sans doute ! Mais le meurtre de votre frère, pourquoi ?

     L'Accusé. - Ecoutez monsieur le Juge, si vous mesuivez, c'est facile à comprendre : je m'étais résorbé dans l'idée, dans la pensée de ce "mieux", je voyais tout selon ce "mieux", selon ce "plus" : dès lors, monsieur le Juge, il n'y avait plus rien de réel autour de moi, pas plus l'endroit où j'étais, que les êtres autour de moi ! Mon frère, je ne voyais plus en lui mon frère, à vrai dire, je ne voyais même plus qu'il était là ! Je me souviens très nettement qu'à sa place, je ne voyais plus qu'une ombre, plus qu'un fantôme ! C'est cela : un spectre, le plus effrayant des spectres ! Dans mon esprit, il avait l'air de plus en plus menaçant ! Oui, c'était un fantôme, un horrible fantôme, qui agitait ses grands bras et qui me faisait peur ! Vous pensez bien que si j'avais vu que c'était mon frère, jamais je ne l'aurais tué. C'est simple : j'adorais mon frère !

     Le Juge. - A la place de votre frère, vous voyiez une sorte d'épouvantail ?

     L'Accusé. - Pire que cela ! Mille fois pire, monsieur le Juge !... une sorte de monstre qui n'avait plus rien d'humain ! Dans mon imagination, il prenait un air de plus en plus effrayant, franchement, j'étais épouvanté !

     Le Juge. - Mais pourquoi, afin de vous rassurer, n'avez-vous pas essayé de parler avec lui ? Vous auriez vu que c'était votre frère, qu'il n'avait rien de monstrueux, que c'était un être humain, exactement comme vous !

     L'Accusé. - Vous en avez de bonnes, vous ! Vous croyez qu'en des moments pareils, on garde son sang-froid : j'étais fou de terreur, fou !

     Le Juge. - Vous auriez pu fuir, plutôt que tuer ?

     L'Accusé. - Vous êtes comique, vous ! Fuir  ? Fuir où ? Je vous ai dit que tout autour de moi avait pris un aspect effrayant, terrible, j'avais l'impression de faire un cauchemar.... Il n'y avait plus aucun point fixe, aucun repère ! Vous n'imaginez pas à quel point c'était horrible : un marécage rempli de toutes les vermines, et de tous côtés, des cris stridents de serpents d'eau géants, des cris qui vous crèvent le tympan, et mon malheureux frère qui lui aussi avait pris l'aspect monstre : j'avais le choix entre me jeter dans le marécage ou me jeter sur mon frère : j'ai choisi de me jeter sur mon frère, parce que malgré tout, en me battant avec lui, j'avais une chance de m'en tirer, en me précipitant dans le marécage, je n'en avais aucune ! Je me suis donc jeté sur mon frère pour me débarrasser de lui. Je ne savais pas ce que je faisais, j'étais comme fou ! 

     Le Juge. - Vous vous jetez sur votre frère afin de ne pas vous jeter dans le marécage ?

     L'Accusé. - Exactement, monsieur le Juge !

     Le Juge. - Et là, vous agressez votre frère ? Pouvez-vous décrire avec précision la séquence de l'agression ?

      L'Accusé -  Bien sûr ! Ce sont des choses qu'on n'oublie pas, monsieur le Juge ! Donc, je me jette sur mon frère, qui n'a plus l'aspect de mon frère, qui a l'aspect d'un monstre, qui est effrayant, dont je me dis en le regardant :
"C'est lui ou moi, cette créature est là pour m'anéantir ! "

      Le juge - Et vous tuez votre frère ?

     L'Accusé. - Jamais de la vie, monsieur le Juge ! Mon frère, je vous ai dit combien je l'aimais, je tue le fantôme de mon frère !

     Le Juge. - Vous portez à votre frère des coups de couteau ?

     L'Accusé. - Non ! Monsieur le Juge, non, je ne lui porte pas d'abord des coups de couteau, au début, je les porte des coups de "coutu" !

     Le Juge. - Qu'entendez-vous par "coutu" ?

     L'Accusé. - Un "coutu", monsieur le Juge, c'est, pour reprendre la définition baroque d'un ironiste, "un couteau sans lame dont le manche est absent"! Voilà, monsieur le Juge, ce que c'est qu'un "coutu" !

     Le Juge. - Accusé, je vous en prie : faites un effort et expliquez-moi plus clairement ce que c'est qu'un "coutu" ? C'est très important pour la cour, n'oubliez pas qu'il s'agit de l'arme du crime !

     L'Accusé. - Comment voulez-vous, monsieur le Juge, qu'on vous explique clairement ce que c'est qu'un "coutu" ? Un "coutu", c'est un "coutu" ! Qu'est-ce que je peux vous dire de plus ? Enfin, puisque vous y tenez, je vais essayer... Voilà : donc, il y avait moi, il y avait mon frère qui avait pris cet aspect de fantôme et entre mon frère et moi, il y avait un espace, une distance, quoi ! Eh bien, le "coutu", monsieur le Juge, c'était l'aspect et la forme que prenait cet espace chaque fois que je voulais franchir la distance qui me séparait de mon frère, le "coutu", c'était l'aspect et la forme que prenait l'espace chaque fois que, rattrapant mon frère pour le frapper, j'abrogeais la distance qui me séparait de lui ! 

     Le Juge. - L'espace prenait l'aspect d'un "coutu" ?

     L'Accusé - Oui, monsieur le Juge ! C'est exactement cela : l'espace prenait l'aspect d'un "coutu" ! Et moi, je donnais des coups de "coutu" à mon frère !

     Le Juge - Et ensuite ? Parlez, Accusé, parlez !

     L'Accusé. - Ensuite, monsieur le Juge, il s'est passé quelque chose d'encore plus affreux, d'encore plus imprévisible : je cherchais donc à porter des coups de "coutu", à mon frère, mon frère qui avait l'air d'un monstre, qui n'était plus reconnaissable. Je frappe ! Je frappe de toutes mes forces avec le "coutu", et là...

     Le Juge - Et là ?

     L'Accusé. - Et là, le "coutu" se transforme entre mes mains, il devient un couteau !

     Le Juge. - Et c'est alors que votre frère, frappé par le "coutu" qui en l'atteignant est devenu un couteau, change à son tour de spécificité et devient un cadavre ?

     L'Accusé. - Vous avez tout compris, monsieur le Juge : le "coutu" devient un couteau tandis que mon frère atteint par le "coutu" devenu couteau, devient un cadavre ! 

     Le Juge. - Et vous pensez quoi, alors ?

     L'Accusé - Je pense... je pense que je perds la raison ! Je pense que je suis en train de devenir fou ! Alors, malgré tout, je retire le couteau du ventre de mon frère, et je me dis : ce n'est pas possible, ce n'est pas un couteau, c'est toujours un "coutu", eh bien ! non, monsieur le Juge, c'est vraiment un objet en acier avec une lame et un manche, c'est vraiment un couteau !

     Le Juge. - Vous n'y compreniez plus rien ?

     L'Accusé. - Rien !

     Le Juge. - D'après les témoins, vous êtes saisi alors d'une véritable frénésie : vous vous acharnez sur le cadavre !

     L'Accusé. - Ecoutez ! Pour la scène du cadavre, ce fut le moment le plus horrible de mon existence ! Car passe encore pour le "coutu" qui devient un couteau ! Mais mon frère qui devient un cadavre, cela dépassait l'entendement ! C'est ce qui pouvait m'arriver de pire ! N'importe qui se fût acharné à ma place, à commencer par vous-même, sauf votre respect, monsieur le Juge ! J'étais comme fou ! Ecoutez : je ne voyais plus, frappant mon frère, qu'il y avait quelqu'un dedans ! Je m'acharne sur le cadavre, je m'acharne sur le "coutu" ! Pardon ! sur le couteau ! Tout ce que vous voulez : je suis en train de devenir complètement fou ! Vous croyez qu'en me précipitant sur mon frère avec ce maudit "coutu", je me doutais de ce qui allait se passer ? Je me jette sur lui, je lui porte le coup de "coutu" fatal, mais je ne savais pas du tout ce qui allait se passer, et là, il devient un "cadavre". N'oubliez pas que je n'avais jamais vu de cadavre, un "cadavre" là où j'étais avant de plonger dans ce cauchemar, ça n'existait pas, ça ne pouvait pas exister : on vivait, c'est tout ! Je vous ai dit que chez moi, il n'y avait pas de mort ! Mais là, au moment où j'enfonce le "coutu" dans le ventre de mon frère je constate que mon frère change d'aspect, qu'il devient lourd, immobile, écrasant, statique : pareil à de la pierre ! Je me dis : ce n'est pas possible ! Je m'enfonce dans le cauchemar ! C'est une hallucination ! Réveille-toi, frérot ! Mais il ne bouge plus ! Par un reste de bon sens, je me dis : je vais le toucher, je vais toucher ce corps, ça ne peut pas être vrai ! Je touche : c'est dur, c'est lourd, c'est vraiment comme de la pierre ! C'est plus effrayant au toucher qu'au regard ! Qu'est-ce que cette masse lourde, figée, pétrifiée qu'est devenu mon frère ? voilà ce que je pense, dans la terreur !

      Le Juge. - Vous n'avez aucun soupçon ? Vous ne vous dites pas lorsqu'il prend l'aspect d'un cadavre, que ça ne peut pas être votre frère... puisque c'est un cadavre ?

     L'Accusé. - Franchement non !... Parce que le cadavre, sauf qu'il était inerte, ressemblait à mon frère comme deux gouttes d'eau ! comment vouliez-vous que je me dise : ce n'est pas lui ?... C'était plus qu'une ressemblance, plus qu'un sosie !... Pour faire la supposition que e n'était pas mon frère, il aurait fallu que je sois encore plus fou que je ne l'étais ! Non ! Franchement ! que ce ne soit pas lui, ça ne pouvait pas me venir à l'esprit !

     Le Juge. - Vous êtes aspiré, fasciné, hypnotisé par le cadavre ?

     L'Accusé.- Vous l'avez dit vous-même, monsieur le Juge, je suis littéralement fasciné ! Plus je le regarde, plus il me fascine... plus il m'hypnotise !

     Le Juge. - Et ensuite ?

     L'Accusé. - Ensuite, monsieur le Juge, j'essaye de comprendre, mais je n'y comprends rien ! Je me dis : bon ! Essayons d'y voir clair ! Repartons à zéro ! Qu'est-ce qui s'est passé ? Moi, j'ai seulement donné des coups de "coutu", violents, certes, mais c'est tout, je ne pensais pas à mal, et lui, lui, il a changé de spécificité, il a changé de nature, il s'est... métamorphosé ! Qu'est-ce que ce pouvoir que je détiens, de changer quelqu'un d'animé en cette masse inanimée ? Qu'est-ce que ce pouvoir de... pétrification !... ce pouvoir de... "cadavérisation" que je détiens ? Qu'est-ce que c'est que ce pouvoir ? que j'ignorais posséder ? Est-ce-moi qui ai fait cela ? Est-ce moi qui ai pu cela ? Mais quel rapport y a-t-il entre mon acte : donner quelques coups de "coutu" à quelqu'un dans un moment d'affolement et cette forme étendue par terre ? Voilà, monsieur le Juge : je cherche le rapport !

     Le Juge. - Vous n'y compreniez rien ?

     L'accusé. - Rien ! je vous l'ai dit monsieur le Juge : ce qui se passait défiait mes facultés, dépassait mon entendement ! C'était comme si j'avais été la victime du plus abracadabrant des tours de prestidigitation ! Alors, comprenez bien, d'abord je vois mon frère et l'endroit où je me trouve, changer d'aspect, devenir effrayants, simplement parce que dans ma tête, j'avais essayé d'envisager un petit "plus être", un petit "mieux", histoire de mettre ma petite marque au coin de cet endroit de toute beauté où j'étais, et ensuite, je vois ce même frère, qui n'est plus qu'un fantôme, qu'un spectre, se changer en ce qu'on appelle aujourd'hui un "cadavre" parce que, sans aucune malice, je lui ai porté un coup de "coutu", alors là, c'est franchement l'épouvante !

     Le Juge. - Vous étiez drôlement surpris ?

     L'accusé. - Surpris ? Vous voulez dire "ébahi", monsieur le Juge ! Complètement ébahi !

     Le Juge. - Et ensuite ?

     L'accusé. - Ensuite, je vous l'ai dit monsieur le Juge : pour ne pas perdre la raison, je cherche désespérément un sens à ce qui vient de se passer ! Je cherche désespérément le rapport qu'il y a entre donner un coup de "coutu" à quelqu'un et sa transformation en"cadavre". Je cherche, je cherche, je fais toutes les suppositions, et alors à ce moment, j'ai une idée extraordinaire, une idée géniale ! Une idée sur laquelle toute mon existence repose depuis que je l'ai eue ! Je me dis : "Bon ! il n'y a pas à chercher davantage, c'est affreux mais c'est comme ça ! Ton frère, il est devenu un "cadavre" parce que c'est la vie,  parce que c'est la loi de la vie ! Tu n'y peux rien, il est devenu ce qu'il devait devenir !... : parce que si tu as pu le transformer en "cadavre" d'un coup de "coutu", c'est que tôt ou tard, il devait devenir un cadavre ! Je me dis: cela n'a aucune importance de l'avoir tué puisqu'il était fait pour mourir !"

     Le Juge. - Poursuivez !

     L'Accusé. - Je me dis : "Il devait mourir, non parce que je l'ai tué mais parce que c'était sa nature de mourir ! " Bref, je me fais une raison ! Je me console ! Je me déculpabilise ! Mais là, je tombe dans un autre traquenard: parce que voilà, si la nature de mon frère, c'est de mourir parce qu'il est un être humain, alors, ma nature à moi, qui suis aussi un être humain, est aussi de mourir ! Devant le cadavre de mon frère, je comprends qu'il est mortel parce qu'il est un homme et que je suis tout aussi mortel que lui, moi qui suis aussi un homme !... En sorte que le cauchemar se développe : le cadavre de mon frère devient mon propre cadavre ! Je vois en lui le sort qui inéluctablement m'attend !...

     Le Juge. - Vous justifiez la transformation de votre frère en cadavre et vous établissez que c'est le lot de tous les hommes d'être transformés en cadavres ? En somme, le cadavre vous déculpabilise et vous sert d'alibi, et en même temps, ce même cadavre - votre alibi ! - vous sert de référent, de point fixe, de valeur suprême desquels vous déduisez systématiquement tout ?

     L'Accusé. - Exactement ! Dans ce cadavre, je vois la vérité suprême, et je me mets, tel un obsédé, tel un halluciné, à tout interpréter : l'endroit où je suis, les manifestations de la vie, mon propre moi, tout, absolument tout, selon la pensée que tout est fait pour être cadavérisé ! Selon la pensée que la cadavérisation est le sens suprême de tout !

     Le Juge. - Vous faites de la cadavérisation de tout, la cause des causes ?

     L'Accusé. - C'est cela monsieur le Juge : j'invente la Causalité !

     Le Juge. - Résumons-nous : vous métaphorisez le cadavre de votre frère et vous projetez cette métaphore à la réalité tout entière, ensuite, la confondant vous-même avec le réel, vous plongez tout entier dans cette métaphore terrorisante, et là: tout vous dit que vous allez mourir ! Et pour cause : vous vous êtes installé dans un cadavre ! Vous n'avez plus d'expérience que celle de la pétrification, de la putréfaction ! Vos semblables eux-mêmes vous apparaissent à travers le prisme déformant de cette métaphore : ils vous renvoient l'image de votre cadavérisation, de votre mort! Comme c'est intolérable, comme, à juste titre, vous ne supportez pas le spectacle qu'ils vous donnent, vous cherchez à vous en débarasser ! Et là, pour ne pas voir qu'ils vont être changés en cadavres, pour ne pas voir que, tout comme eux, vous allez être cadavérisé, vous vous mettez à tuer, et cette fois, vous n'y allez plus par trente-six chemins, le premier pas est fait, la décision est prise : vous tuez sans aucune restriction !... : les femmes, les vieillards, les enfants, vous exterminez tout ce qui passe dans votre voisinage ! Rien ne vous arrête plus, vous !

     L'Accusé. - Rien, monsieur le Juge ! Songez donc : je tue pour ne pas voir que je suis un cadavre et le cadavre de mes tués me force à voir que j'en suis un ! Alors je tue !

     Le Juge. - Un vrai cercle vicieux ?

     L'Accusé. - Dès lors, je suis pris au piège, monsieur le Juge !

     Le Juge. - Vous tuez pour tuer, en somme ?

     L'Accusé. - Pas du tout, monsieur le Juge ! Pas du tout ! Pour qui me prenez-vous ? Je ne suis pas un assassin ! Je tue pour ne pas tuer, monsieur le Juge, Je tue pour tuer la mort ! 

     Le Juge. - Mais enfin, Accusé, c'est impossible !

     L'Accusé. - Justement, monsieur le Juge, justement : c'est parce que c'est impossible que je tue !

     Le Juge. - Et tuer vous procure une sensation de bonheur ?

     L'Accusé. - Ah ! Formidable, monsieur le Juge, formidable ! 

     Le Juge. - Pouvez-vous me préciser de quelle sorte est cette sensation ?

     L'Accusé. - Certainement, monsieur le Juge, certainement ! Je dirais donc, qu'entre l'instant où je me saisis d'un couteau et celui où je l'enfonce dans le ventre de quelqu'un, j'ai l'impression de me débarrasser de tous les cadavres puants - mes semblables ! -, qui sont là !

     Le Juge. - Ainsi, depuis le meurtre de votre frère, depuis l'apparition de ce premier cadavre, vous ne pouvez plus vous arrêter de tuer ?

     L'Accusé. - Une véritable maladie de Parkinson, monsieur le Juge ! Le seul moyen pour moi, créature cadavérisée, de supporter la vie, est désormais de tuer ! Dès lors, moi qui suis incapable de faire du mal à une mouche, moi qui suis une pâte d'homme, je ne fais plus que tuer, monsieur le Juge ! Tuer ! Tuer ! Tuer ! Toujours tuer ! Je tue tout ce qui bouge ! Je tue tout ce qui vit ! Mon unique activité est le meurtre ! Je tue pour ne pas respirer l'odeur des cadavres ! Je tue pour me boucher le nez ! Je tue pour m'oxygéner ! Je tue pour échapper à l'asphyxie ! Tuer, monsieur le Juge, est devenu pour moi une question de vie ou de mort !

     Le Juge. - Mais ce que vous dites est monstrueux ! C'est monstrueusement immoral !

     L'Accusé. - Mais non ! monsieur le Juge ! mais non ! Tuer n'est pas une question de morale, c'est une question d'odorat !... Si je tue tout le monde, monsieur le Juge, c'est parce que tout le monde veut me puer : cela n'a rien de monstrueux, c'est de la légitime défense, monsieur le Juge, de la légitime défense !

     Le Juge. - Tout de même, Accusé, tout de même ! Un peu de bon sens ! Ce n'est pas parce que tout le monde pue qu'il faut tuer tout le monde ! Il existe des méthodes moins expéditives ! Si vous aviez une difficulté respiratoire, il fallait m'en parler, je vous aurais dit de mette un morceau de coton dans les narines, c'est ce que je fais moi-même, parce que moi aussi j'ai un problème respiratoire, figurez-vous ! (qui n'en a pas sur cette terre ?) et je vous aurais donné l'adresse de mon fournisseur de coton, cela vous aurait évité le pire !

     L'Accusé. - Je vous remercie, monsieur le Juge, mais n'ayez aucun regret : le truc du coton, j'ai essayé, malheureusement, j'ai l'odorat d'une extrême subtilité : l'odeur traverse le coton ! Par contre, monsieur le Juge, lorsque je tue, j'ai l'impression de faire une trouée dans l'atmosphère purifiée ! J'ai l'impression d'ouvrir la fenêtre ! J'ai l'impression de respirer à l'air libre ! J'ai l'impression d'échapper à la puanteur ! J'ai l'impression, monsieur le Juge, croyez-moi si vous voulez, de m'évader de la mort !

     Le Juge. - Accusé ! Vous êtes en pleine inconséquence ! Vous savez bien que nul ne s'évade de la mort ! Vous savez bien que croire que l'on s'évade de la mort est une illusion !

     L'Accusé. - Sans doute, monsieur le Juge, sans doute ! C'est une illusion, je vous l'accorde bien volontiers, mais cette illusion est indispensable à l'homme, si par malheur cette illusion disparaissait, aucun homme ne supporterait de vivre une seule seconde ! Elle est, cette illusion, ce qu'il y a de plus vivant en l'homme, ce qu'il y a de plus précieux en lui, et, que vous le vouliez ou non, le meurtre seul l'entretient ! Sans le meurtre, elle s'évanouirait immédiatement et l'homme retournerait au chaos !

     Le Juge. - Ce que vous dites est atroce, Accusé, tuer est inhumain !

     L'Accusé. - Au contraire ! monsieur le Juge, au contraire ! Sans le meurtre, la vie serait irrespirable, elle serait littéralement impossible ! Je tue pour rendre la vie respirable ! Je tue, monsieur le Juge, pour donner une chance à la vie ! Je tue, monsieur le Juge, pour humaniser la mort ! Je tue parce qu'il n'y a rien de plus humain ni de plus humainement nécessaire que le meurtre ! Je tue parce que le meurtre est l'activité humaine par excellente ! Je tue, monsieur le Juge, parce que je veux être véritablement un homme et qu'en tuant j'en soutiens l'honneur en en manifestant la dignité § Je tue, monsieur le Juge, pour ne pas être seulement le cadavre que je suis, mais pour être aussi un être humain ! Je tue pour insuffler la dignité à mon cadavre ! Je tue pour, monsieur le Juge, pour donner un sens à la vie qui soit digne de l'homme ! Je tue, monsieur le Juge, parce que j'aime trop mes frères humains pour les laisser, sans intervenir, n'être que des cadavres ! Je tue pour aider les enfants à devenir des adultes ! Je tue pour construire des villes ! Je tue pour que l'on enseigne à lire et à écrire aux analphabètes ! Je tue pour dénoncer le racisme où qu'il se manifeste ! Je tue pour qu'il y ait des hôpitaux dans les pays pauvres comme dans les pays riches !Je tue pour aider les malheureux à manger à leur faim ! Je tue pour que les artistes s'expriment ! Je tue pour aider les petits vieux à traverser la rue ! Je tue, monsieur le Juge, pour opposer à l'absurdité de tout, la volonté de l'homme qui se dresse contre la fatalité de la mort ! Je tue, monsieur le Juge, parce que je crois en la vie ! Je tue, monsieur le Juge, parce que je crois en l'homme ! Je tue, monsieur le Juge, parce que je suis un humaniste !

     Le Juge. - Et c'est toujours avec un "coutu" que vous tuez ?

     L'Accusé. - Non ! monsieur le Juge! non ! Ce n'est plus avec un "coutu" que je tue - cela fait des décennies, depuis ma lointaine jeunesse ! que les "coutu" ont disparu de la circulation ! Maintenant, monsieur le Juge, c'est avec un couteau, un vrai couteau, avec un vrai manche et une vraie lame, que je tue, comme tout le monde.

     Le Juge. - Accusé ! Votre déposition me laisse perplexe ! Verdict lorsque j'y verrais plus clair ! (Aux deux gardes) Gardes ! La séance est levée, veuillez reconduire l'Accusé dans sa cellule !