UN PENSEUR JUIF REVOLUTIONNAIRE :
BERNARD CHOURAQUI
par Rufus.

 

    Il y a quelques mois, France-Culture me demanda d'interpréter une courte pièce de Bernard Chouraqui, Le Fumier de Job : par ses questions incessantes adressées à Dieu, Job, qui supposait l'imperfection divine, ne cessait de perpétuer son malheur, le Fumier, sur lequel il était installé pour interpeller Dieu, qui lui répondait violemment que la lourdeur de son questionnement était cause de toutes ses misères... Telle était l'étonnante  proposition de Bernard Chouraqui, telle qu'elle me parvenait depuis les quelques pages diffusées par France-Culture, et qui me donnèrent la curiosité de connaître les autres écrits de notre auteur. Cinq ouvrages publiés: une pensée bouleversante, révolutionnaire, ouvrant la pensée juive sur le monde non juif et ouvrant le monde non juif sur la pensée juive! Une pensée qui propose une alternative prophétique au nihilisme triomphant ! De Bernard  Chouraqui, Elie Wiesel avait dit: "Peu ont osé aller aussi loin dans la colère et dans la foi."

     Le Scandale juif ou la subversion de la mort, publié il y a dix ans et récemment réédité, offre une place dans l'Alliance d'Israël et de son Dieu, à tout homme, juif ou pas, pourvu qu'l veuille se lier à cette Légèreté, à ce monde-sans-mort, dans lesquels Bernard Chouraqui voit le secret d'Israël et le secret du moi humain : "Tout ainsi était posé sur la légèreté originelle, et seule la perte humaine de la liberté nous condamnait à la mort. Mais la mort étant une construction de la peur, la réalité symbolique et écrasante qu'elle dressait et construisait ne pouvait en rien supprimer la légèreté originelle où nous étions tous malgré ce délire collectif. La légèmreté était là, et aucune injustice, aucune fatalité, aucune mort n'était en état de l'anéantir parce qu' elle seule était réelle : tous les maléfices qui nous persécutaient étaient créés par nous-mêmes et, donnant forme à un exil dont nous étions à chaque instant responsables, étaient fantasmatiques. Tôt ou tard, le fantasme s'évanouirait et la réalité-sans-mort se dévoilerait." La seule condition exigible pour bénéficier de la révélation d'Israël est de s'arracher à cette pesanteur des nations organisées autour de la mort et du meurtre.

     Qui est goy ? décrit comment l'homme s'ensorcelle dans ses cultures et s'agrège par l'idolâtrie à cette terre du meurtre où nous sommes encore et dans laquelle se déroule l'histoire universelle : de Pharaon à Hitler, même aveuglement, même engoncement dans la lourdeur de l'idolâtrie, même haine énigmatique du peuple juif : Bernard Chouraqui dans le final de Qui est goy ? consacre un long texte à Adolphe Hitler, et lui fait tenir des propos incroyables, qu'il a réellement tenus : "Il faut tuer le juif qui vit en nous ! Il faut tuer en nous la tentation de l'immortalité !", le monde non juif, comme Hitler, serait adonné au meurtre permanent du juif qui vit en chacun, et ce, afin de faire taire la voix de l'immortalité qui, en tout homme, ne cesse au profond de lui-même et même s'il l'étouffe, de retentir. Adorant son exil, l'homme est ainsi son propre dévorateur : le meurtre  du juif serait le paroxysme du meurtre de ce moi qui, en chacun, le lie non à l'Histoire, mais à l'éden ! Qu'un homme dénonce l'idolâtrie générale, qu'un peuple récuse l'Histoire universelle, que soit dénoncé ce vice mental qui fait l'homme adorateur de ce qui le tue, ils seront mis à mal ainsi que le furent jusqu'à ce jour les prophètes de l'Inouï, et le peuple juif tout entier, tenant la position scandaleuse de rupture d'avec les nations.

     Le Rabbi de Nazareth, livre consacré à Jésus, d'une violence inouïe, met en scène cette "Ruse de l'Inouï" mise en marche par le juif Jésus, pour piéger, aux confins de l'Histoire, l'idolâtrie des nations. Bernard Chouraqui oppose de façon vertigineuse le "Christ-Dieu", épouvantable idole dressée à la place du juif Jésus, par le christianisme historique et le juif Jésus : "Le rapport entre le "Christ-Dieu et le Rabbi de Nazareth est à la racine de l'Histoire occidentale, et c'est depuis le Rabbi de Nazareth que cette histoire peut être lue comme une idolâtrie du royaume contenant, parce que dans cette idolâtrie elle a posé sa limite, le principe apocalyptique de sa fin inéluctable. C'est cette fin qui se manifeste partout aujourd'hui. Mais l'autre secret du Rabbi de Nazareth, sans quoi son aventure aurait échoué, c'est qu'il avait d'avance intégré cet échec qu'il préparait en fondant cet impossible : le "christianisme" dans le processus secret et inouï de la réversion du réel pesant (et mortel) en légèreté, légèreté qui était secrètement en potentialité, depuis l'origine, dans le réel écrasant !", d'où ce que Bernard Chouraqui appelle (aujourd'hui !) la Seconde Eucharistie : La seconde Eucharistie pousse le christianisme historique à un renversement copernicien qui l'oblige à rejoindre la position prophétique d'Israël, hors de laquelle il est impossible d'affronter victorieusement avec tous les hommes le meurtre et la mort : il lui faut découvrir aux lieu et place du "péché originel", la présence du royaume dans l' Histoire, ce qui signifie : découvrir le Rabbi de Nazareth, aux lieu et place du "Christ-Dieu".

     Les Evangiles du XXe siècle, anthologie du monde sans mort rassemble des écrits de poètes modernes prestigieux ou obscurs (Dostoïevski, Beckett, Chestov, Henry Miller, Claude Cohen-Boulakia, Martine Henrion, etc.) qui de toute évidence, s'affrontent désespérément au nihilisme de l'Histoire, sont annonciateurs de la fin de l'exil, et viennent se joindre de façon disparate et probante à la vision du monde-sans-mort, que nous désignent les livres de Bernard Chouraqui.

     Le Complexe d'Adam ou l'inconscient prophétique nous suggère que chacun, bénéficiant secrètement de la voyance octroyée par son inconscient prophétique, sait d'intuition intime absolue que l'Histoire universelle est un fantasme, provoquant une hypnose générale que chacun indéfiniment reconduit par vice mental : "Mais malgré l'échec de la vie dû à cette magie noire et malgré la connaissance, où nous sommes tous, que la comédie n'a déjà que trop duré, chacun de nous a un intérêt précis et tout-puissant à ce que dure la fantasmagorie : pour les uns, c'est l'argent, pour les autres, c'est la misère, pour les uns c'est le pouvoir, pour les autres, c'est l'impuissance; pour les uns, c'est la religion, pour les autres, c'est l'expiation; pour les uns, c'est la respectabilité, pour les autres, c'est le gangstérisme ; pour les uns, c'est le bonheur, pour les autres c'est l'aveuglement ; pour les uns, c'est le travail, pour les autres, c'est la panique ; pour les uns, c'est le devoir, pour les autres, c'est le bordel ; pour les uns, c'est la vocation, pour les autres, c'est l'abrutissement ; pour les uns, c'est la révolte, pour les autres, c'est l'envie ; pour les uns, c'est la famille, pour les autres, c'est la folie ; pour les uns , c'est la philanthropie, pour les autres, c'est la mégalomanie ; pour les uns, ce sont les enfants, pour les autres c'est la boisson ; pour les uns, c'est l'esprit de synthèse, pour les autres, c'est l'esprit de carnage ! pour les autres enfin, mon fils, c'est la volupté de vieillir et de se faire une tête et un corps de vieillard qui les créditent (c'est complètement idiot !) d'une sagesse attachée depuis toujours au fait de vieillir ! En fait, les vieillards ne vieillissent pas, ils pourrissent ! Et, ce qu'il y a d 'extraordinaire chez eux, c'est ... leurs barbes ! Ce sont des barbes postiches et cependant elles poussent véritablement à leurs mentons : les saligauds !"
     La langue de Bernard Chouraqui est belle, lyrique, pleine d'humour, il écrit de façon volcanique, l'incandescence de sa vision est permanente et fait irruption dans les ... deux mille premières pages de ses écrits. Il ne cesse de répéter la même vérité impossible à croire, mais impossible à nier : "Car nous sommes immortels et nous retournerons à l'immortalité !"
     Après deux mille ans de massacres, le monde chrétien, qui aura commis tous ces massacres au nom de l'amour de l'humanité, comme l'Occident aujourd'hui mondialisé, au nom de son prétendu humanisme, est aujourd'hui piégé : le scandale de son comportement est en train de lui exploser au visage, et il ne récupérera une intégrité qu'en découvrant enfin l'aberration de son Histoire, férocement antijuive et parce qu'antijuive, férocement anti-humaine !

     Toutes affaires cessantes, lisez les livres de Bernard  Chouraqui. Lisez-les avant d'avoir vécu une vie qu'il vous faudra jeter à la poubelle au dernier moment, avant de vous remettre enfin entre de bonnes mains : les vôtres ! Et ne vous étonnez pas de l'autisme - le vice mental -, par lequel l'homme, installé (dans la pesanteur), évacue depuis toujours la pensée de l'Inouï : il risquerait d'y découvrir la révélation gênante, qu'il est installé comme Job sur son fumier - sur un meurtre : le sien propre.