" QUI EST GOY " ?  UNE PROVOCATION THEOLOGIQUE.
par Elie Wiesel.

     Pour saisir la démarche de cet ouvrage où foisonnent  idées, humeurs et colères, il importe de la situer. Au départ, une question: non pas "Qui est goy ?" - ni qui est juif ? - mais: où est Dieu ?  Ou plus précisément: où était Dieu ? Où se trouvait-il, alors que dans les usines de mort Son peuple s'élevait à Lui sur une montagne de cendre ?
     Problème inquiétant, voire désespérant: le drame du croyant est plus bouleversant que celui de l'incroyant. Dieu et Auschwitz: comment expliquer l'un par l'autre, comment concevoir l'un sans l'autre ? Si Dieu est, il est partout. Et dans les victimes et dans les tueurs. Dieu serait-il donc... goy ? Hypothèse blasphématoire que, en filigrane, Bernard  Chouraqui refuse d'écarter. nous sommes quelques uns à ne pas oser aller si loin. Il est plus facile d'accepter Dieu comme victime de sa création que comme auteur de sa perversion. A la limite, l'on conçoit que Dieu pourrait apparaître à l'homme  comme injuste, mais non comme maléfique. Mais alors, que faire de Treblinka et autres ? Comment s'en accommoder ? Pour moi, la question demeure ouverte. Bernard Chouraqui, lui, l'insère dans un système qui frappe parfois comme une véritable provocation théologique.
     D'ailleurs, tout est provocation dans ce livre. Pendant mille et mille ans l'on se demandait: qui est juif ? Bernard Chouraqui trouve que la question qui en découle est plus importante: qui est goy ? Et il y répond: le goy - ou la goyité - est ce qui diminue l'homme et l'enferme pour le priver de son avenir messianique. Autrement dit, pour paraphraser Cioran, le goy serait l'homme non advenu, de même que l'homme serait le juif non advenu.
     Tout cela vous choque ? tant mieux. C'est ce que l'auteur souhaite: vous bousculer, vous arracher à vos habitudes et croyances anciennes et confortables. Aussi emploie-t-il, avec un talent étourdissant, des mots quotidiens tout en leur attribuant un sens inédit. Il sait bien que Pharaon n'est pas Hitler et Hitler n'est pas Pharaon; s'il les compare l'un à l'autre c'est sans doute pour démontrer le danger de certains raccourcis, de certaines analogies.
     Lui-même avance sur un terrain miné; il le fait sciemment. Son dessein: provoquer quelques explosions. On les entend déjà: "Quoi ? On ose tenir des propos triomphalistes qui rappellent la guerre des religions , Serait-ce vrai que tout ce qui est juif est bon et pur, et tout ce qui est goy ne l'est pas ?" Mais non, personne ne le prétend. Affaire de jeux sémantiques, c'est tout. On pourrait remplacer le juif-goy par n'importe quelle formule. C'est leur conflit qui compte. Or conflit il y a..
     Tant qu'il y aura des hommes, et tant qu'ils vivront dans l'attente de la mort ou de la délivrance, ils seront en situation de conflit. D'un côté, ceux qui s'efforcent d'assumer leur liberté, de l'autre ceux qui sont contre la liberté; ceux qui sont attirés par l'univers noir du sépulcre, et en face les autres qui s'acharnent à vouloir briser toutes les murailles, toutes les volontés néfastes. Est-ce à dire que tous les juifs sont des saints ? et que les goys ne peuvent le devenir sauf s'ils se convertissent au judaïsme ? Ce serait mal lire Bernard Chouraqui et mal comprendre la tradition juive qui se veut humaine et humaniste.
     Ce que Bernard Chouraqui déclare c'est qu'il existe en chaque juif un goy - donc un ennemi - et en chaque goy un juif - donc un frère capable de le sauver. Même Hitler ? Non, pas Hitler qui - selon Bernard Chouraqui - se demande sans cesse pourquoi il n'est pas juif... Peu d'écrivains ont osé introduire un Hitler dans leur fiction et dire "je" à sa place. George Steiner y a réussi avec son roman sur la survie du dictateur et Bernard Chouraqui dans le dernier chapitre de son ouvrage philosophique. On voit Hitler qui achève la rédaction de son Mein Kampf et, commentaire brutal de Bernard Chouraqui, "le jour se lève sur l'Allemagne". C'est comme s'il nous disait: après Auschwitz, il n'y a que le blasphème pour parler de ce qui importe vraiment.
     Et pourtant. Hitler n'a pas gagné toutes ses guerres. Le juif est bien vivant - et le goy aussi. Seulement il s'agit de nous souvenir de ceci : la mission du peuple juif n'a jamais été de judaïser le monde, seulement de le rendre plus humain.
     Malgré Hitler.