Albert Cohen a décrit la vie des communautés séfarades exilées sur les
côtes hellénistiques de la Méditerranée. Nous participions à la
magnificence de leur mode de vie et d'expression. Le plus modeste éduqué par
nos mères juives se convainquait très tôt qu'il était de descendance divine
ou à tout le moins royale.
Nous devions découvrir l'histoire de nos ancêtres illustrée par des rabbins
dont les oeuvres pouvaient à coup sûr justifier cet orgueil chouraquien qu'on
pouvait nous reprocher à juste titre. Les plus célèbres de nos ascendants
vivaient au XVIIe siècle à Tlemcen. C'est dans ce royaume arabe que Saadia
Chouraqui écrivit le premier traité de mathématiques de l'histoire de la
culture hébraïque. Ce savant était par surcroît poète et théologien. Ses
poèmes sont lus en hébreu de nos jours encore dans les synagogues du Maghreb.
Son commentaire monumental du Psaume 119 ne compte pas moins de 800 pages. Cette
oeuvre est en cours d'édition à Jérusalem par le très savant Docteur Menahem
Chouraqui, biologiste et rabbin, directeur de l'école de théologie biblique et
talmudique, David et Hanna de Jérusalem.
Une autre descendante de Saadia Chouraqui, Myriam Nagar-Chouraqui présentera
prochainement à l'université de New York une thèse de doctorat sur cet
Hébreu d'Algérie, humaniste, poète, théologien et mystique.
La personne et l'oeuvre de Bernard Chouraqui doivent se
situer dans ce vaste contexte historique et littéraire. Enfant, il fut bercé par les chants
hébraïques de ses grands-parents, derniers représentants d'une chaîne
hébraïque que rien ne put briser. La promesse était présente en nos
demeures, véritables sanctuaires du Livre, ces Bibles hébraïques qui
tapissaient les murs de nos synagogues et de nos demeures.
La Thora régnait d'autant plus tyranniquement sur nos vies que personne, pas
même les rabbis qui nous l'enseignaient, n'en maîtrisaient la langue. Mon
oncle Salomon, le grand père de Bernard, comme mon père Isaac et leurs frères
tous porteurs de noms bibliques, savaient que la valeur suprême de leur vie se
trouvait dans les mystérieux caractères hébraïques de nos parchemins. Ils
nous rattachaient invinciblement à notre passé biblique et nous vouaient à sa
résurrection certaine en cette Jérusalem vivante en nos esprits et dans notre
espérance, plus que les réalités chancelantes de l'Algérie Française.
Nul ne saurait expliquer Bossuet ou Racine par les réalités du siècle de
Louis XIV. Il n'en reste pas moins que la pensée d'un Camus, comme celle de
Bernard et des hommes de ces générations tournantes, ne saurait être
pleinement comprise, disjointe des réalités où nous grandissions.
Déchirés, nous l'étions entre la France laïque et républicaine qui modelait
nos esprits. Musulmans, Berbères, Arabes, Espagnols et français de France,
exilés dans nos villes et dans nos campagnes nous célébrions d'un même coeur
" nos Pères les Gaulois ". Mais l'inadéquation de cette certitude
plaquée sur les réalités bigarrées et à bien des égards mortelles de la
colonisation nourrissait la révolte qui devait éclater et nous rejeter sur
d'autres rives que celles où nous avions grandi.
Que les réalités délirantes qui nous arrachaient à nos racines
témouchentoires et oranaises nous aient fait délirer, qui s'en étonnerait ?
L'oeuvre de Bernard ne saurait être comprise en dehors des conflits qui la
nourrissent. Elle est dominée par une irrépressible révolte contre l'univers
mortifère et suicidaire qui entraînait nos générations vers les abîmes de
la mort. En face des drames de la décolonisation et des horreurs de la Shoah,
serait-il possible d'élever cris plus pertinents ? La voix de Bernard nous
appelle à la révolte contre la mort dont il nie les réalités.
Relisez les pages qu'il consacre aux tyrans - de Pharaon à Hitler - ou celles
où il décrit la recherche de son identité déchirée par l'affrontement des
mondes qui s'affrontent en lui. Certaines sont parmi les plus belles qu'il
m'ait été donné de lire sur les tragédies de l'homme révolté, en quête
des au-delà de la mort.
De livre en livre, leur auteur décrit son univers
intérieur déchiré, au-delà duquel nombreux seront ses lecteurs qui se
reconnaîtront en lui. Ses livres sont autant de passerelles jetées du possible
impossible où il survit à peine, vers l'impossible possible où il aspire,
au-delà de toute mort, à ressusciter. Dans les ombres de nos enfers, il tente,
contre toute raison, de survivre à l'horreur, en prince de la légèreté, sans
passé et sans avenir sinon celui de l'utopie qui l'habite, et dont il attend
qu'elle prenne lieu.
Il se reconnaîtrait sans doute dans l'univers intérieur d'un Saadia Chouraqui,
le poète utopique annonciateur de résurrections de Jérusalem.
Comme lui à Tlemcen, voici trois siècles, Bernard, aujourd'hui en quête
passionnée de ses noms hébraïques, s'attend au triomphes de l'utopie
prophétique qui l'habite en sa Jérusalem renaissante.
La rue Pasteur d'Aïn-Témouchent garde le souvenir en nos mémoires de notre
genèse. Mon oncle Salomon habitait une belle et vaste maison au sommet de cette
rue, non loin du ravin que nous appelions pompeusement la Marine, sans que nous
sachions pourquoi, ce lieu n'ayant jamais vu la moindre barque ni la moindre
goutte d'eau de mer. Au plus profond de mes souvenirs, je revois Bernard et
Francis Chouraqui que l'oncle Salomon et le cousin David accompagnaient,
franchir le seuil de notre maison, au numéro 24 de cette même rue.
Celle-ci, toute proche de l' Eglise du village, résumait nos vies, avec son
jardin d'enfants tenu par des religieuses, ses deux synagogues et son école
laïque où les petits hébreux que nous étions chantaient d'enthousiasme la
gloire de " nos Pères les Gaulois, grands, braves, forts et querelleurs
" et les vertus de leurs prêtres, les Druides.
Ce centre se trouvait non loin de la mosquée du village, une
mosquée qui
semblait se situer sur une autre planète tant elle nous était étrangère.
Nous entendions retentir les carillons de l'Eglise, et le chant du muezzin,
comme s'ils venaient d'un monde étrange, voisin, mais inaccessible aux petits
juifs que nous étions. Dangereux aussi. L'algérie française était malade des
maux dont elle finira par mourir - de nos jours. Alors, nous n'imaginions guère
dans quels drames nous allions être entraînés et bientôt chassés de ce
monde.
Les colons et les juifs feraient leurs valises et s'exileraient en un exode dont
personne n'imaginait alors les tragédies. Plus d'un siècle de présence
française allait disparaître en ne laissant de traces que dans nos esprits.
Quand à l'Algérie, l'ivresse de l'indépendance passée, elle sombre dans les
pires tragédies de la décolonisation. Quatre cents ans d'occupation ottomane
avaient dépouillé l'Algérie de son algérianité ; cent trente-deux ans de
colonisation française lui avaient arraché son islam submergé par le
laïcisme républicain.
Les nouveaux maîtres de l'Algérie indépendante parachevèrent l'éradication
finale d'un peuple livré aux excès des pires extrémismes.
Bernard grandit dans ces conflits, vécus à des degrés divers par nous tous,
juifs, chrétiens ou musulmans.
Mais en ce qui nous concernait, nos racines nous tenaient lieu de protection.
" Les Chouraqui sont fiers ", entendions-nous dire dans notre
entourage. Je cherchais les raisons qui pouvaient justifier à quelque titre
cette fierté, bien réelle et apparente, il suffisait de croiser nos oncles et
nos cousins, même les plus démunis, pour en être convaincu. Ils étaient le
plus souvent vêtus comme des lords, dont ils avaient à bien des égards le
port et la tenue. Certains n'hésitaient pas à porter monocle, gants et canne,
fringués en princes, fût-ce pour les occasions les plus banales. Quant à
leurs femmes, leurs parures, leurs bijoux témoignaient du passé oriental et
espagnol de nos ancêtres.
Nous nous sentions tout cela à la fois, hébreux et arabes, espagnols et
français, de notre siècle déchiré mais aussi de tous les exils de notre
peuple et plus particulièrement de nos origines symbolisées par le nom d'une
ville, Jérusalem.