BERNARD LE MEDITERRANEEN
par André Chouraqui.

     Albert Cohen a décrit la vie des communautés séfarades exilées sur les côtes hellénistiques de la Méditerranée. Nous participions à la magnificence de leur mode de vie et d'expression. Le plus modeste éduqué par nos mères juives se convainquait très tôt qu'il était de descendance divine ou à tout le moins royale.
     Nous devions découvrir l'histoire de nos ancêtres illustrée par des rabbins dont les oeuvres pouvaient à coup sûr justifier cet orgueil chouraquien qu'on pouvait nous reprocher à juste titre. Les plus célèbres de nos ascendants vivaient au XVIIe siècle à Tlemcen. C'est dans ce royaume arabe que Saadia Chouraqui écrivit le premier traité de mathématiques de l'histoire de la culture hébraïque. Ce savant était par surcroît poète et théologien. Ses poèmes sont lus en hébreu de nos jours encore dans les synagogues du Maghreb. Son commentaire monumental du Psaume 119 ne compte pas moins de 800 pages. Cette oeuvre est en cours d'édition à Jérusalem par le très savant Docteur Menahem Chouraqui, biologiste et rabbin, directeur de l'école de théologie biblique et talmudique, David et Hanna de Jérusalem.
     Une autre descendante de Saadia Chouraqui, Myriam Nagar-Chouraqui présentera prochainement à l'université de New York une thèse de doctorat sur cet Hébreu d'Algérie, humaniste, poète, théologien et mystique.
     La personne et l'oeuvre de Bernard Chouraqui doivent se situer dans ce vaste contexte historique  et littéraire. Enfant, il fut bercé par les chants hébraïques de ses grands-parents, derniers représentants d'une chaîne hébraïque que rien ne put briser. La promesse était présente en nos demeures, véritables sanctuaires du Livre, ces Bibles hébraïques qui tapissaient les murs de nos synagogues et de nos demeures.
     La Thora régnait d'autant plus tyranniquement sur nos vies que personne, pas même les rabbis qui nous l'enseignaient, n'en maîtrisaient la langue. Mon oncle Salomon, le grand père de Bernard, comme mon père Isaac et leurs frères tous porteurs de noms bibliques, savaient que la valeur suprême de leur vie se trouvait dans les mystérieux caractères hébraïques de nos parchemins. Ils nous rattachaient invinciblement à notre passé biblique et nous vouaient à sa résurrection certaine en cette Jérusalem vivante en nos esprits et dans notre espérance, plus que les réalités chancelantes de l'Algérie Française.

     Nul ne saurait expliquer Bossuet ou Racine par les réalités du siècle de Louis XIV. Il n'en reste pas moins que la pensée d'un Camus, comme celle de Bernard et des hommes de ces générations tournantes, ne saurait être pleinement comprise, disjointe des réalités où nous grandissions.
     Déchirés, nous l'étions entre la France laïque et républicaine qui modelait nos esprits. Musulmans, Berbères, Arabes, Espagnols et français de France, exilés dans nos villes et dans nos campagnes nous célébrions d'un même coeur " nos  Pères les Gaulois ". Mais l'inadéquation de cette certitude plaquée sur les réalités bigarrées et à bien des égards mortelles de la colonisation nourrissait la révolte qui devait éclater et nous rejeter sur d'autres rives que celles où nous avions grandi.
     Que les réalités délirantes qui nous arrachaient à nos racines témouchentoires et oranaises nous aient fait délirer, qui s'en étonnerait ?
     L'oeuvre de Bernard ne saurait être comprise en dehors des conflits qui la nourrissent. Elle est dominée par une irrépressible révolte contre l'univers mortifère et suicidaire qui entraînait nos générations vers les abîmes de la mort. En face des drames de la décolonisation et des horreurs de la Shoah, serait-il possible d'élever cris plus pertinents ? La voix de Bernard nous appelle à la révolte contre la mort dont il nie les réalités.
     Relisez les pages qu'il consacre aux tyrans - de Pharaon à Hitler - ou celles où il décrit la recherche de son identité déchirée par l'affrontement des mondes qui s'affrontent en lui. Certaines sont parmi les plus belles qu'il m'ait été donné de lire sur les tragédies de l'homme révolté, en quête des au-delà de la mort.
      De livre en livre, leur auteur décrit son univers intérieur déchiré, au-delà duquel nombreux seront ses lecteurs qui se reconnaîtront en lui. Ses livres sont autant de passerelles jetées du possible impossible où il survit à peine, vers l'impossible possible où il aspire, au-delà de toute mort, à ressusciter. Dans les ombres de nos enfers, il tente, contre toute raison, de survivre à l'horreur, en prince de la légèreté, sans passé et sans avenir sinon celui de l'utopie qui l'habite, et dont il attend qu'elle prenne lieu.
     Il se reconnaîtrait sans doute dans l'univers intérieur d'un Saadia Chouraqui, le poète utopique annonciateur de résurrections de Jérusalem.
     Comme lui à Tlemcen, voici trois siècles, Bernard, aujourd'hui en quête passionnée de ses noms hébraïques, s'attend au triomphes de l'utopie prophétique qui l'habite en sa Jérusalem renaissante.
     La rue Pasteur d'Aïn-Témouchent garde le souvenir en nos mémoires de notre genèse. Mon oncle Salomon habitait une belle et vaste maison au sommet de cette rue, non loin du ravin que nous appelions pompeusement la Marine, sans que nous sachions pourquoi, ce lieu n'ayant jamais vu la moindre barque ni la moindre goutte d'eau de mer. Au plus profond de mes souvenirs, je revois Bernard et Francis Chouraqui que l'oncle Salomon et le cousin David accompagnaient, franchir le seuil de notre maison, au numéro 24 de cette même rue.
     Celle-ci, toute proche de l' Eglise du village, résumait nos vies, avec son jardin d'enfants tenu par des religieuses, ses deux synagogues et son école laïque où les petits hébreux que nous étions chantaient d'enthousiasme la gloire de " nos Pères les Gaulois, grands, braves, forts et querelleurs " et les vertus de leurs prêtres, les Druides.
     Ce centre se trouvait non loin de la mosquée du village, une mosquée qui semblait se situer sur une autre planète tant elle nous était étrangère. Nous entendions retentir les carillons de l'Eglise, et le chant du muezzin, comme s'ils venaient d'un monde étrange, voisin, mais inaccessible aux petits juifs que nous étions. Dangereux aussi. L'algérie française était malade des maux dont elle finira par mourir - de nos jours. Alors, nous n'imaginions guère dans quels drames nous allions être entraînés et bientôt chassés de ce monde.
     Les colons et les juifs feraient leurs valises et s'exileraient en un exode dont personne n'imaginait alors les tragédies. Plus d'un siècle de présence française allait disparaître en ne laissant de traces que dans nos esprits.
     Quand à l'Algérie, l'ivresse de l'indépendance passée, elle sombre dans les pires tragédies de la décolonisation. Quatre cents ans d'occupation ottomane avaient dépouillé l'Algérie de son algérianité ; cent trente-deux ans de colonisation française lui avaient arraché son islam submergé par le laïcisme républicain.
     Les nouveaux maîtres de l'Algérie indépendante parachevèrent l'éradication finale d'un peuple livré aux excès des pires extrémismes.
     Bernard grandit dans ces conflits, vécus à des degrés divers par nous tous, juifs, chrétiens ou musulmans.

Mais en ce qui nous concernait, nos racines nous tenaient lieu de protection. " Les Chouraqui sont fiers ", entendions-nous dire dans notre entourage. Je cherchais les raisons qui pouvaient justifier à quelque titre cette fierté, bien réelle et apparente, il suffisait de croiser nos oncles et nos cousins, même les plus démunis, pour en être convaincu. Ils étaient le plus souvent vêtus comme des lords, dont ils avaient à bien des égards le port et la tenue. Certains n'hésitaient pas à porter monocle, gants et canne, fringués en princes, fût-ce pour les occasions les plus banales. Quant à leurs femmes, leurs parures, leurs bijoux témoignaient du passé oriental et espagnol de nos ancêtres.
     Nous nous sentions tout cela à la fois, hébreux et arabes, espagnols et français, de notre siècle déchiré mais aussi de tous les exils de notre peuple et plus particulièrement de nos origines symbolisées par le nom d'une ville, Jérusalem.